Chökhor Ling

Reportages

Tibétains Entrée temple Ciel temple drapeaux Moines

Carnet de voyage au Tibet 2007

Par Vén. Gelek Drölkar

S’il est un voyage d’où l’on revient changé, bouleversé, émerveillé, c’est bien celui qui conduit au Tibet. À côté des images gravées dans la mémoire, les photos ne parviennent pas à révéler toute la magie des paysages. La rencontre avec ce peuple du bout du monde ouvre une dimension nouvelle dans le cœur qui réapprend l’amour. Comment trouver les mots justes pour vous faire partager l’enchantement d’un tel voyage ?… Mais, je vais essayer.

L’histoire telle qu’elle est

Entre la Chine et le Tibet, l’histoire s’écrit depuis longtemps à l’encre de souffrance. Victime de la folie des hommes, le pays des merveilles assiste impuissant à son effondrement. Les valeurs culturelles, humaines et spirituelles, disparaissent au rythme accéléré de la déforestation et de la dégradation de la faune et de la flore. La progression du colonisateur apporte certes les avantages d’un confort dont témoignent les gigantesques installations électriques, barrages, transports ferroviaires, immenses réseaux de téléphonie mobile, élévation d’immeubles, routes accessibles, etc. Bien des commodités inconnues jusqu’alors. Mais lorsque l’on se trouve enfin au pied majestueux de ces Himalayas qui nous font tant rêver, il est permis de regretter la présence arrogante des buildings en béton qui tentent de rivaliser avec l’étoile des sapins millénaires. C’est ainsi qu’à peine descendu de l’avion, la réalité apparaît, dévoilant les rêves de liberté brisée des enfants du Tibet. Les apparences séduisantes de la modernité : télévision, projecteurs clinquants des cabarets, musiques hystériques, affaiblissent le rayonnement des astres d’or et d’opale qui, depuis des milliers d’années, se reflétait paisiblement dans la pureté des neiges éternelles. Cependant, malgré tous les efforts déployés pour faire cesser de battre le cœur de diamant spirituel du Tibet, le Toit du monde continue d’étendre sa protection et ses bénédictions. Mais pour combien de temps encore ?

La route du bonheur

Le lendemain de notre arrivée, les 4x4 réservés au transport tournent comme des jouets au gré des circonvolutions des cols à franchir. Entre le ciel et la terre, l’espace dévoile une humeur changeante. Tantôt brumeuse qui estompe les contours de la route, parfois limpide et douce comme la caresse des ailes d’un oiseau. La montée jusqu’au firmament occupera la journée. À cinq dans la voiture, c’est un peu fatigant, mais quand enfin les montagnes nous entourent, il semble qu’elles touchent l’immensité du ciel de leurs crêtes dressées, effaçant nos lassitudes. La splendeur du paysage s’étend à perte de vue dans un calme absolu. Seuls les chevaux de vent que sont les drapeaux de prières amarrés aux stupas et aux chortens (monuments religieux représentant l’esprit saint) battent l’espace doucement ; et le vent du Tibet sait parler aux pèlerins en agitant les tissus de couleur. La nuit favorise les songes par lesquels l’inconscient s’éveille et visite l’au-delà du temps et des formes. Un passage s’ouvre dans l’opacité du sommeil qui laisse entrevoir la vacuité…
Dans la matinée, la route reprend son ascension vers Jiuzhai Paradise (dans le Kham, Tibet oriental), un site naturel exceptionnel inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco. Lacs et montagnes sacrées, forêts de sapins et de rhododendrons géants : nous sommes à 4 200 m d’altitude. Des essences végétales rares bordent les cours d’eau limpides et les cascades bondissantes. Pour guider notre traversée, la merveilleuse nature nous offre ses oiseaux bleus aux chants mélodieux. La terre du Tibet est réputée pour engendrer depuis toujours des êtres différents. Est-ce la qualité de l’air ou la situation élevée qui ne laisse plus que quelques marches à franchir pour atteindre le ciel ? Il n’en est pas moins vrai que yogis contemplatifs et grands méditants ont su parvenir au point de non-retour dans les mondes de souffrance par la puissance de leur détermination et par la grâce de leurs prières. Les lieux remplis des bénédictions des saints conservent l’empreinte des déités invoquées, rendues visibles aux regards ordinaires par la splendeur de la nature.

Le Tibet regorge d’endroits habités par les dieux, cela n’est en rien difficile à croire tant la beauté qui règne ici côtoie de sérénité. Le respect de la population pour les sites naturels équivaut à celui des traditions. Nullement question de se baigner dans les eaux turquoise, émeraude et dorées des lacs sacrés. Pas de violation de la faune et de la flore dans les forêts, ni chasse ni pêche, aucune exploitation qui puisse déranger la paix.

Vouloir y croire

À l’évidence, la sauvegarde du Tibet relève jusqu’à présent de la volonté éclairée d’un seul homme, Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Déplaçant à sa suite sa communauté en Inde et au Népal depuis 1959, il réussit à dégager l’aide nécessaire à la protection de la culture tibétaine dont l’essence fondamentale est le bouddhisme. Ainsi, l’extraordinaire organisation mise en place par leur chef spirituel adoucit notablement l’exil des Tibétains. La préservation des principes religieux ancestraux au sein des monastères réimplantés sur la terre d’accueil indienne assure la pérennité des traditions, de l’art et des valeurs qui lui sont rattachés. Et sur les hauts plateaux du Tibet, là où les routes ne peuvent être ni élargies ni bétonnées, les envahisseurs quels qu’ils soient n’auront jamais la possibilité de venir polluer l’espace parce que l’air leur manquera et parce que le silence vaincra les prétentions des conquérants. Puisqu’ils ne prennent pas d’autres armes, reste aux Tibétains d’avoir la force de rassembler et de protéger la puissance invincible de la foi, du courage et de l’intégrité.

Voyage-voyage

Notre route traverse le Kham, vaste région située à l’est du Tibet oriental. C’est un parcours peu fréquenté, tout en hauteur (de 3 000 à 6 000 m) qui a gardé son authenticité. C’est également le domaine des nomades et des khampas, cavaliers expérimentés. Lors de grandes fêtes comme, par exemple, à l’occasion de la visite d’un Rinpoché (grand maître religieux), on voit surgir d’on ne sait où, une foule bariolée, caracolant sur les petits chevaux typiques du pays. Commencent alors les courses où les prouesses cavalières rivalisent avec les acrobaties les plus expérimentées. La vie quotidienne des nomades se centralise dans leurs tentes, fort belles au demeurant lorsqu’elles sont ornées des signes auspicieux (dessins symboliques de bonne chance et de protection). Une ouverture y est aménagée dans la partie la plus haute pour laisser s’évacuer les fumées des feux de cuisine et de chauffage qui brûlent constamment. Autour des lieux de résidence passagère, paissent les yacks superbes et tranquilles. Leur femelle, les dhris, fournissent le lait nécessaire au beurre et au fromage. Les bouses sont récupérées et servent de combustible et de matériau pour construire les maisons, leur poil pour les vêtements et leur chair pour les repas. Les troupeaux sont conduits par les cavaliers sur les hauts plateaux pour la saison d’été et ramenés vers les vallées lors de la transhumance automnale. Le Kham est une région splendide, parsemée de monastères, de lieux saints, de cours d’eau, lacs et roches sacrées qui sont autant d’invitations à se laisser inspirer et purifier. De temps à autre apparaît un village où l’on peut admirer l’architecture et les peintures remarquablement belles des maisons tibétaines. C’est précisément dans une de ces demeures que nous avons passé quelques heures en compagnie d’une famille amie. Je garde dans mon cœur comme un trésor inestimable la chaleur de l’accueil qui nous fut réservé et qui fit circuler entre nous l’amour authentique et la joie qu’il procure.

Pèlerinage

Pour qui souhaite effectuer le pèlerinage de sa vie doit se rendre au Tibet. C’est ce que nous avons fait. Notre excellent karma (loi de cause à effet déterminant les événements et les conditions de l’existence) nous offrit la chance d’être accompagné et guidé par un éminent maître spirituel tibétain. Avec lui nous avons pendant quelques semaines mieux compris les enseignements du Bouddha qui enjoignent à la compassion, l’altruisme et la paix. Son infinie bonté se lisait à chaque instant sur son visage. Un sourire de lui nettoyait les embarras de notre esprit, sa main posée sur la tête des fervents accordait sans répit les bénédictions ardemment sollicitées. Tout au long du pèlerinage, il nous a aimé, protégé, aidé. De ce voyage et sûrement grâce à lui, c’est vrai, nous revenons changé. Il est dit que de la rencontre avec un maître spirituel authentique naît une graine d’accomplissement. Sa croissance dépendra des soins que nous lui donnerons. Si cet état particulier de bienheureuses dispositions fait son chemin régulièrement dans notre esprit, le voyage étendra sa route jusqu’aux plus belles réalisations.
À l’entrée de chaque village, des files interminables de Tibétains attendent le cortège des 4x4 en présentant les khatas (écharpes blanches dévotionnelles) tandis que s’échappant des bidons posés sur le sol, des nuages de fumées d’encens des cyprès et des pins se répandent en grosses volutes au travers des montagnes. Pour ces foules de Tibétains, la visite de Rinpoché est un événement capital qu’ils ne voudraient manquer pour rien au monde. Avec un sens aigu du respect et de la dévotion accordés à leur chef spirituel, les hommes ont revêtu de splendides costumes traditionnels et paré leurs chevaux, et les femmes orné leur coiffure et leur corps de bijoux somptueux faits de pierres de turquoise, d’ambre et de corail. Tous fêtent leur maître avec des chants et des danses qui durent des heures et nous ravissent. Lorsque enfin le silence s’installe, la voix du Bouddha traverse les millénaires pour rejoindre celle du Maître. L’espace d’azur s’emplit de sagesse et résonne des moyens à utiliser pour accéder au bonheur.

Découvrir le trésor

En pénétrant dans une gompa (temple tibétain), nul besoin d’être religieux pour sentir vibrer en soi la fibre spirituelle. En règle générale, les monastères sont très pauvres, malgré cela, leurs temples renferment d’inestimables trésors. Des statues géantes couvertes de feuilles d’or, de riches vases et des thangkas (peintures de divinités), des bannières de brocards de soie et bien d’autres splendeurs impressionnent les visiteurs. Pourtant, le vrai trésor n’est pas là. Invisible et présent dans le cœur de chaque être, il se rassemble en trois joyaux : le Bouddha, le Dharma (les enseignements du Bouddha) et la Sangha (l’assemblée des êtres réalisés, les saints). À leurs côtés, les richesses temporelles dont nous faisons habituellement grand cas, perdent toute leur illusoire saveur. Il peut être intéressant de se souvenir qu’en quittant cette vie, c’est uniquement le contenu de notre cœur que nous emporterons. Au cours de ce voyage nous avons fait des souhaits, des prières et des méditations que nous avons dédiés en particulier aux êtres qui nous sont chers et en général à tous les êtres. C’est le sens d’un pèlerinage bouddhiste : ne pas garder pour soi les mérites de la chance qui traverse notre existence comme tout ce qui nous arrive de meilleur, mais l’offrir virtuellement très sincèrement pour le bien de tous.

Le monastère de Golok Gœunsar

De monastères en monastères, tous plus beaux et plus inspirants les uns que les autres, Golok Gœunsar fut et restera pour moi l’étoile des neiges spirituelles. L’altitude rendit nos souffles courts, mais Golok ouvrit nos esprits et les pauvres petits efforts faits pour arriver jusqu’ici devinrent des bannières de victoire, battant la terre, battant le vent. Le monastère de Golok date du XIVe siècle, il fut fondé selon la tradition des Vertueux, l’ordre des Gelougpas. Son nom signifie : “le lieu où est tournée la roue du Dharma des mantras secrets”. Hormis ses fresques murales remarquablement belles et les textes anciens qu’il conserve, Golok garde précieusement une édition du Prajnaparamita sutra, le discours sur la perfection de la sagesse, écrit à l’encre d’or sur un parchemin noir. Le monastère reçut depuis toujours la visite des plus éminents maîtres spirituels dont l’un des deux tuteurs de l’actuel Dalaï-Lama. Situé dans une région cernée de montagnes, plaines et lacs sacrés, certains méditants ont vécu et obtenu ici les plus hautes réalisations spirituelles. La croyance locale rapporte qu’au sommet des montagnes avoisinantes, dans la direction de l’entrée du monastère, veillent les déités gardiennes propriétaires du lieu. À l’est du monastère poussent naturellement de nombreuses plantes médicinales. Tout autour du site, l’on peut voir des Mani do bum (empilement de grosses pierres gravées du mantra Om mani padme hum). L’un de ces édifices recèle une pierre gravée il y a un millier d’années. Le Mani est le mantra (prière) du Bouddha Tchenrézi personnifiant la compassion. Le lien est très fort entre Tchenrézi et le Tibet, et l’on dit que les Dalaï-Lamas en sont la manifestation vivante. À l’intérieur du temple, entouré par une vingtaine de jeunes moines et par leurs supérieurs, nous avons reçu des instructions pour faire de notre existence un champ de fleurs de bonheur profitable à tout ce qui vit. Puis nous avons visité le monastère et bien que l’ambiance soit favorable à la paix et à la méditation, nous avons déploré le manque cruel de moyens obligeant les moines à se nourrir insuffisamment et à ne pas pouvoir se soigner convenablement. Le climat est rude dans les Himalayas et les hivers éprouvants. Sans chauffage, dormant souvent sous des toits délabrés, comment font ces enfants dont la vocation est d’être dévoués à tous les êtres ? Aider à la sauvegarde de l’esprit (chez nous, on parle de l’âme), est bien plus indispensable qu’il n’apparaît, sans doute cela demande-t-il réflexion et action, sans lesquelles rien ne peut s’accomplir.

Le mot de la fin

C’est la fin du voyage. Bien sûr, je ne vous ai pas tout dit. Les mots écrits manquent d’espace pour exprimer la vastitude. Sachant qu’une fois finit, tout recommence, je vous propose en conclusion de méditer ensemble. Ainsi le voyage entrepris se poursuivra sans jamais s’achever.
“La lune se lève
Dans le ciel pur de la nuit
Son reflet apparaît
Sur la surface étale du lac
Mais la lune n’est pas dans le lac
N’est-ce pas ?
Sachez qu’il en est ainsi
De tous les phénomènes.”
Poème tibétain de Shabkar


Article paru dans le magazine Belle Santé n°99, octobre 2007

Retour